La fortune des gueux

Les marquis suffisants pavoisent à la une,
Faisant l'admiration du bon peuple idolâtre.
Les gueux vont se frotter aux éclats de fortune,
Pour un peu de clarté dans leur sombre théâtre.
Dans le ghetto branché des boîtes à la mode,
Les fous endimanchés vont montrer patte blanche.
Et pour se rassurer, ils s'inventent des codes
Où la banalité peut prendre sa revanche.

Et ainsi va la vie dans la grand'nef des fous,
La fortune des gueux, et les nobles remous.

Au jour d'Epiphanie le royaume est en fête,
Les gueux sont invités à donner de la voix.
Chacun vient assouvir sa conviction secrète,
Avec l'ambition foll' de se choisir un roi.
Une place à la cour ne se refuse pas,
Même au feu illusoir' de la procuration.
Il sera toujours temps, quand l'été reviendra,
De défiler, de boire à la révolution.

Et ainsi va la vie dans la grand'nef des fous,
La fortune des gueux, et les nobles remous.

Au petit jeu sans fin de la ruée vers l'or,
De tout petits porteurs en apprentis bobos,
Les gueux tentent gaiement de conjurer le sort,
Enchaînant leurs espoirs aux grilles du Loto.
La roue de la fortune qui tourne ricanante,
Creuse cyniquement son ornière affamée
Où marchent résignées les hordes indigentes.
La sueur quoi qu'on dise est encor' bon marché.

Et ainsi va la vie dans la grand'nef des fous,
La fortune des gueux, et les nobles remous.

Au temps de bonnes oeuvr's, délégant ses pouvoirs,
L'Etat vient applaudir aux tintements des quêtes.
Les bouffons officiels donnent leur cœur à voir,
Dénonçant la misère en lui faisant sa fête.
Leur conscience est si belle au feu des projecteurs,
Quand passe la parad' des redresseurs de torts,
Les gueux sont invités à montrer leur bon cœur :
Les impôts sont payés mais il en faut encore.

Et ainsi va la vie dans la grand'nef des fous,
La fortune des gueux, et les nobles remous.

A la moindre occasion les gueux sont dans la rue,
A l'heur' du capital et du lèche-vitrines.
En bons consommateurs ils réclament leur dû,
Certains que le bonheur se fabrique en usine.
Le peuple maintenant se déplace en carrosse,
Englué de confort et de menus crédits,
Chacun tâche à son tour de bien rouler sa bosse,
Ne pensant exister que s'il y met le prix.

Et ainsi va la vie dans la grand'nef des fous,
La fortune des gueux, et les nobles remous.

Philippe Thivet
(14/11/2002)